JOE HISAISHI

HAYAO MIYAZAKI, TAKESHI KITANO AND BEYOND

fr Indissociable du réalisateur Hayao Miyazaki et plus généralement du studio Ghibli, Joe Hisaishi est probablement le compositeur japonais le plus célèbre et populaire à travers le monde. Mais au-delà de son style orchestral et parfois consensuel, largement développé dans le cinéma d’animation, se cache une personnalité bien plus complexe, entre musique à l’image, expérimentations musicales et classicisme pur. Un compositeur, un pédagogue, un pianiste et même un chef d’orchestre, certes célèbre, mais en définitive très mal connu

Si la carrière de Joe Hisaishi explose au milieu des années quatre-vingt avec l’inoubliable et fondateur Nausicaä de la vallée du vent, elle puise néanmoins ses racines quelques années plus tôt et se révèle d’une surprenante variété, tant par les genres explorés que par ses partis pris, assez loin de l’esthétique pour laquelle le compositeur est désormais reconnu.
Sensibilisé très jeune à la musique, Mamoru Fujisawa commence réellement sa carrière dans les années 70 lorsque, très jeune, il produit ses premiers évènements sur les scènes underground japonaises, évoluant autour de l’idée d’un certain renouveau culturel pour le Japon, qui passait alors inéluctablement par la musique, cassant les codes traditionnels, le regard tourné vers l’occident. À l’ère de l’industrialisation et de la mondialisation, les années soixante-dix au Japon furent synonymes de reconstruction identitaire, notamment après les révoltes estudiantines de Tôkyô en 1968. Au cinéma, des cinéastes comme Hiroshi Teshigahara ou Yoshishige Yoshida redéfinissent totalement la notion de narration, de plus en plus proche de l’occident. Plus tard, c’est l’apparition de groupes électroniques qui bouleversent cette fois l’industrie de la musique, tel que le Yellow Magic Orchestra de Ryûichi Sakamoto, avec ses reprises épiques et hallucinantes de Martin Denny ou des Beatles.

« Quand je réalise un film, j'ai toujours le verbe « aiguiser » présent à l'esprit et je n'arrête pas d'embêter le compositeur pour qu'il compose une musique dans cet esprit. Joe, non seulement me passe de ce caprice, mais aussi compose une musique qui fait ressortir les images de mon film. Chacune de ses musiques cristallise mon film en lui donnant son parfum. »
Takeshi Kitano, propos tenus dans le livret de l’album Works I de Joe Hisaishi (1997)

C’est dans cette quête à l’esthétique transfigurée que Joe Hisaishi entame sa carrière, entre musique électronique et acoustique. Ses deux premiers albums studio seront collaboratifs, tantôt par le Mkwaju Ensemble (Mkwaju, 1981), tantôt par le Wonder City Orchestra (Information, 1982), dont il signe la direction et les compositions. Son troisième album studio débarque trois ans plus tard, signé d’un sobre « Joe » et intitulé Alpha-Bet City. Composés à l’époque de ses premiers travaux pour l’animation comme Sasuga no Sarutobi (L'Académie des Ninjas) et Mospeada, les premières œuvres personnelles de Joe Hisaishi surprennent à plus d’un titre : très loin des grandes envolées orchestrales entendues dans son cinéma d’animation tardif, ses compositions nous renvoient plutôt vers des musiciens tels que Steve Reich ou, à l’opposé, vers de l’électro-pop aux paroles peu inspirés. Cette approche, souvent minimaliste et à grand renfort d’éléments électroniques, constitue l’une des plus intéressantes facettes du compositeur japonais, visiblement tiraillé entre sa véritable identité musicale et le besoin de produire des morceaux commerciaux dans l’ère du temps. Il ne cessera, tout le long de sa carrière, de cultiver cette dualité.

« Je suis arrivé dans une grande pièce, où il n'y avait rien en dehors d'une table, d'une chaise, et d'un bonhomme qui était assis, là, qui avait l'air un peu perdu. Il a commencé à m'expliquer l'histoire, les personnages […], il montait même sur sa chaise pour me faire des démonstrations de ce qui allait se passer ! J'étais vraiment fasciné, je le regardais et je me disais que c'était un type original. »
Joe Hisaishi, propos recueillis par Olivier Fallaix et Ilan Nguyên, Anime Land Hors-Série #3 (2000)

En 1984, alors actif chez les labels Victor Entertainment et Tokuma Japan, Joe Hisaishi est approché par les producteurs du second film de Hayao Miyazaki. Une rencontre qui donnera lieu à une collaboration de près de trente ans qui marquera durablement l’industrie du cinéma dans son ensemble. Cette collaboration sera l’une des plus flamboyantes de leur carrière. Partagée entre musique électronique et orchestrale, la bande originale de Nausicaä mêle subtilement les influences classiques (reprenant Brahms and Haendel) et plus électriques de l’époque, pour un résultat aux couleurs et émotions très variées. Cette collaboration, en des termes artistiques similaires, continuera en 1986 avec Le Château dans le ciel ainsi que Mon voisin Totoro deux ans plus tard. Sur ce dernier, suite à des problèmes de santé, Joe Hisaishi continue de travailler par ordinateur et n’appelle que très peu l’orchestre en renfort, pour des séquences essentiellement très visuelles.
Durant ces années, Joe Hisaishi est de plus en plus demandé : génériques d’Anime, publicités, documentaires, ainsi que beaucoup d’arrangements et de compositions originales pour des titres de plus en plus importants, tels que les films d’animation Robot Carnival en 1987 et Venus Wars en 1989, le live de Maison Ikkoku (adapté de Juliette je t'aime) en 1986 ou encore la célèbre série de documentaires en images de synthèse sur le corps humain de la NHK de 1989 à 1997.

« Hayao Miyazaki est tout simplement le meilleur conteur d'histoires que j'ai eu l'occasion de rencontrer au cours de mon existence. Quant à Takeshi Kitano, je le considère comme le metteur en scène ultime. Il n'a pas son pareil pour modeler les images des films dans lesquels il choisit de s'investir. Je les respecte énormément tous les deux. »
Joe Hisaishi, propos recueillis par Vivien Lejeune, Cinéfonia Magazine (2001)

En parallèle, sa carrière solo l’amène sur des terrains de plus en plus surprenants, comme en témoigne en 1989 l’album Pretender. Entre jazz, pop et new age, agrémenté de reprises d’anciens morceaux ou d’anciennes sonorités issues de précédents films (notamment les samples de pygmées utilisés dans Mon voisin Totoro), l’album témoigne à merveille de cette époque où le compositeur cherchait encore et toujours le ton juste, entre compositions réellement médiocres et trait de génie absolu comme avec le superbe morceau View of Silence, si souvent repris en concert et dans d’autres albums.
Après plusieurs documentaires de grande qualité, l’aube des années quatre-vingt-dix permet à Joe Hisaishi de mieux maîtriser ses productions, mais également de monter encore et toujours en reconnaissance avec une rencontre qui bouleversera sa manière de penser la musique.

Figure d’exception dans le paysage audiovisuel japonais (producteur, animateur télé et radio, chanteur, réalisateur, comédien, avec de profonds liens dans les mondes scientifiques – féru de mathématique et d’histoire –, musicaux ou même politiques), artiste pluridisciplinaire et humoriste souvent peu subtil, Takeshi Kitano débute la réalisation en 1989 après le désistement de Kinji Fukasaku à la direction du film Sono Otoko Kyobo ni Tsuki (Violent Cop). Mal-reçu par un public et une partie de la presse ne voyant pas en lui un acteur dramatique, il signe l’année suivante un non-sens visuel avec Jugatsu, sans réel cohérence, souvent violent, jouant sur la comédie noire et la présence de Yakuza. Si le style de Kitano, cette fois scénariste et metteur en scène, se met doucement en place, il n’en reste pas moins qu’un film brouillon, sans aucune musique diégétique. Son troisième film, tourné, monté, prêt à être exploité, comporte néanmoins un vrai problème esthétique : il ne s’agit pas d’un film d’action, les héros sont muets, et il n’y a pas une note de musique. En 1991, Joe Hisaishi est appelé par la production du film. Lui-même ne comprend pas réellement comment il pourrait convenir à l’univers si particulier de Takeshi Kitano. La vision du film, A Scene at the Sea, est cependant une grande révélation. Minimaliste, jouant sur le cadre, le hors-champ, et doté d’une histoire d’amour parsemée de touches d’humour pince-sans-rire avec force de poésie, l’œuvre de Kitano ressemble tout à fait à cette facette si difficile à exprimer pour le compositeur qu’était alors Joe Hisaishi. La bande originale, avec notamment ses variations d’Erik Satie, reste encore aujourd’hui l’une des plus incroyables réussites du cinéma japonais, une synergie d’autant plus étonnante qu’établie a posteriori de la réalisation. Par la suite, le duo installe une complicité les amenant sur des terrains aux horizons très variés, du film de yakuzas Sonatine en 1993 (avec son thème entêtant et quelques expérimentations rappelant les débuts de Hisaishi), Kids Returns en 1995 comme point de basculement du cinéma de Kitano après un grave accident de la route, ou encore L’Été de Kikujirô en 1999, tendre et drôle à la fois, où les démons de Kitano ne restent jamais loin. Après plusieurs réussites sur le plan artistique, la complicité s’effrite sur Dolls, dont la musique, trop présente, sera rejeté. Ni l’un ni l’autre ne se satisferont du résultat final, minimaliste et discret, et malgré la grande réussite musicale de Hana Bi en 1997 (Lion d’Or au festival de Venise) et Brothers en 2000 (co-production américaine avec un score digne des plus grands films noirs), Dolls marque la fin d’une collaboration, faisant pourtant figure d’exception dans le cinéma mondial par sa créativité, bien plus que dans le cinéma de Hayao Miyazaki.

« Mon film préféré est Blade Runner, mais j'aime aussi tous les films de Stanley Kubrick. Je pense d'ailleurs que l'utilisation de la musique chez Kubrick est la meilleure du monde. Quand je regarde un de ses films, cela m'inspire beaucoup dans mon travail de tous les jours. »
Joe Hisaishi, propos recueillis par Romain Dasnoy, Festival de Cannes (2004).

La mondialisation aidant, Hayao Miyazaki et Takeshi Kitano traversèrent les continents pour présenter leurs films dans les plus grands festivals de cinéma existants. Joe Hisaishi est, de son côté, de plus en plus demandé. Autrefois très éclectique, il se recentre par la suite sur la musique orchestrale à consonance européenne, identifiant très clairement ses inspirations – italienne avec Nino Rota au début des années 90 comme sur Kiki la petite sorcière et Porco Rosso, viennoise dans les années 2000 avec la figure de la valse comme dans Le Château ambulant, The General et le film coréen Welcome to Dongmakgol. Entre flamboyants concerts reprenant ses grandes musiques de films et albums plus personnels (Shoot the Violist en 2000, Asian X.T.C en 2006, Minima_Rhythm en 2009 et Vermeer & Escher en 2012 sont toujours des perles de musique minimaliste), Joe Hisaishi continue à développer son goût pour l’orchestration et la place du piano toujours dominante. Directeur artistique du World Dream Orchestra, il produit des albums qui sont de vrais cris d’amour à la musique occidentale, reprenant aussi bien George Gershwin, Jerry Goldsmith, John Williams, Lalo Schifrin ou même Michel Legrand. Les effets de la mondialisation arrivent dès les années 2000, où il sera appelé sur le film français Le Petit Poucet et une musique très proche – souvent meilleure – du Voyage de Chihiro, et même au festival de Cannes en 2004 pour repenser la musique d’un classique de Buster Keaton. Également très actif dans le cinéma japonais populaire (Okuribito en 2007, Akunin en 2011) mais aussi dans le cinéma hongkongais, donnant des masterclass dans de grandes écoles et parcourant timidement le monde pour recevoir des prix et donner des représentations, il se pourrait bien que Joe Hisaishi, bien au-delà de sa collaboration avec Hayao Miyazaki (seulement dix longs-métrages contre plusieurs centaines de projets musicaux dont œuvres concertantes, symphonies, films, jeux vidéo, documentaires, séries, albums studio…), soit devenu l’un des compositeurs les plus importants de notre époque.

Romain Dasnoy